Madame la ministre, madame et monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, la proposition de loi relative à la manipulation de l’information et la proposition de loi organique relative à cette question en période d’élection présidentielle, reviennent devant nous après leur rejet par le Sénat.

Notre position sur ces propositions de loi reste inchangée, comme je l’ai déjà indiqué en commission des affaires culturelles et de l’éducation, qui a été saisie au fond, et comme Marietta Karamanli l’a indiqué en commission des lois, avec un autre de nos collègues. Je vous renvoie à tous les propos que nous avons alors tenus, et que nous maintenons.

Nous sommes conscients de l’importance des questions abordées dans ce texte. Les rumeurs ne sont pas une nouveauté, pas plus que les mensonges, les préjugés ou les stéréotypes. Les médias, quant à eux, ont fréquemment été utilisés, particulièrement depuis la naissance de la communication de masse, pour répandre des mensonges et des informations au service de la propagande politique ou autre.

Ce qui est nouveau, et vous l’avez signalé, ce sont les changements engendrés par l’émergence d’internet et des réseaux sociaux dans le monde de l’information. Les créateurs d’information se multiplient et les nouvelles technologies permettent à tout contenu de circuler dans le monde entier en quelques secondes. De ce fait, la barrière entre l’expéditeur et le destinataire de l’information est floue, ce qui permet à n’importe qui de créer et de diffuser n’importe quel type de contenu : un contenu véridique, nuancé et de qualité, mais aussi un contenu faux, trompeur et discriminatoire.

Les fausses nouvelles ou les canulars peuvent avoir un impact particulier dans des contextes sensibles, par exemple des situations de conflit économique, politique, humanitaire ou armé, qui peuvent exacerber la diffusion de contenus discriminatoires contre des groupes minoritaires. En 2017, un rapport du Conseil de l’Europe intitulé « Le chaos informationnel : vers un cadre interdisciplinaire pour la recherche et l’élaboration de politiques » a mis en garde sur le fait que les fausses nouvelles ne sont que l’un des aspects d’un phénomène plus large : le chaos, ou le désordre de l’information. Les auteurs de ce rapport proposent de distinguer les concepts suivants : les fausses informations délibérément créées pour blesser une personne, un groupe social, une organisation ou un pays ; les informations qui, bien que fausses, n’ont pas été créées dans l’intention de causer un préjudice ; les informations véridiques, enfin, qui sont utilisées intentionnellement pour nuire à une personne, à un groupe social ou à une organisation.

Il semble donc important, avant toute chose, de préciser ce dont on parle et ce contre quoi cette proposition de loi entend lutter. Dans un premier temps, vous nous avez proposé une définition extrêmement large de la fausse information : « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». Au cours des débats, cette définition a évolué et vous nous avez ensuite proposé la rédaction suivante : « toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse », ce qui me semble tout à fait tautologique. Et j’ai cru comprendre que le texte ne comportait plus aucune définition…

Or, à partir du moment où l’on va à l’encontre de la liberté d’expression, qui est garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il faut encadrer précisément ce que l’on incrimine. C’est la raison pour laquelle la loi de 1881 sur la presse définit très précisément la diffamation, l’injure et la provocation à la haine, mais encadre aussi très précisément toute la procédure de poursuite. De la même manière, la loi contre le racisme de 1972, qui est adossée à la loi sur la presse, contient des définitions extrêmement précises des délits.

Si nous pensons qu’il faut effectivement faire évoluer ces textes, afin de prendre en compte les réseaux sociaux et internet, nous pensons aussi qu’il ne faut pas abaisser notre niveau d’exigence, s’agissant de la procédure : il convient donc de définir précisément les infractions visées. Or la proposition de loi qui nous est présentée ne définit pas l’objet de la poursuite, dont la définition a pratiquement disparu du texte définitif. Une fausse information peut être satirique et ne nuire à personne : rien ne justifie, dans ce cas, qu’elle fasse l’objet de poursuites.

Le défaut majeur de cette proposition de loi, outre son imprécision, c’est qu’elle ne s’articule pas aux autres textes existants en matière de délit de presse. À mon sens, elle ne témoigne pas de la même rigueur que les autres textes relatifs à la liberté d’expression et les délits de presse.

Vous prévoyez d’élargir les pouvoirs du CSA : il pourra désormais décider de rejeter la diffusion de services radiophoniques ou télévisés risquant d’attenter à la dignité de la personne humaine, à la protection de l’enfance ou aux intérêts fondamentaux de la nation. Cela peut tout à fait se justifier, à condition que cette autorité publique reçoive les moyens de remplir ses nouvelles attributions. Le texte dispose que le CSA pourra suspendre ou interrompre la diffusion de services de télévision contrôlés par un État étranger ou sous l’influence de cet État. Comment déterminera-t-on que tel service est sous l’influence d’un État étranger ? Aujourd’hui, nous manquons d’éléments précis pour évaluer les tentatives qui peuvent être faites par un État étranger pour influencer le processus démocratique en France. Du reste, je vois mal ce qui pousserait un État étranger à perturber nos élections européennes. Pour dire du mal de l’Europe, les Européens sont déjà assez actifs et je pense qu’ils n’ont pas besoin du concours d’un État étranger.

Les dispositions concernant l’éducation aux médias ont, elles aussi, leur logique.

Outre l’absence de définition de son objet, les critiques majeures formulées sur ces propositions de loi, concernent la disposition permettant aux candidats à une élection de demander à un juge de statuer dans les quarante-huit heures sur le blocage d’affirmations fausses ou invraisemblables. Le juge des référés devra apprécier, sous quarante-huit heures, si ces informations sont effectivement fausses, d’une part, et si elles ont été diffusées de manière artificielle ou automatisée, d’autre part. Il me semble problématique d’introduire une nouvelle procédure, un nouveau référé devant le juge civil, pendant cette période électorale ou préélectorale, alors qu’il existe déjà d’autres procédures. On voit mal comment cela va s’articuler. Je sais que vous n’êtes pas d’accord avec cette objection, mais laissez-nous vous dire que nous ne voyons pas du tout comment ces référés civils et administratifs vont pouvoir s’articuler, surtout s’ils doivent être traités dans de très brefs délais.

C’est une très bonne chose que le juge puisse prononcer des mesures destinées à faire cesser la diffusion de fausses informations, mais le problème, c’est que la réponse du juge risque malgré tout d’intervenir trop tard. Vous avez introduit ce que demandaient les associations, c’est-à-dire l’obligation de désigner un représentant légal qui soit un interlocuteur référent sur le territoire français, mais vous devriez aussi examiner leur proposition de mise en place d’un « référé numérique », qui permettrait de régler le problème des délais. Un référé numérique, par échange de courriels, permettrait de raccourcir les délais et d’accélérer la procédure.

Un certain nombre de mesures contenues dans ce texte sont intéressantes. Je pense, par exemple, aux nouvelles obligations qui seront faites aux opérateurs de plateformes en ligne, qui devront fournir des indications sur les contreparties qu’elles auront perçues. C’est une bonne chose. Mais notre critique de fond, ce que nous ne comprenons pas, c’est votre choix d’avoir ainsi isolé la question de la manipulation en période de campagne électorale. Les attaques contre l’honneur d’un homme ou d’une adolescente victime de harcèlement sur les réseaux sociaux ne nous semblent pas moins graves que des propos désobligeants tenus sur des hommes politiques.

Votre empressement à isoler la question des campagnes électorales ne me semble pas justifié, car ce n’est ni plus grave ni plus urgent. Vous nous dites qu’il faut se hâter parce que les élections européennes approchent. Or cette proposition de loi organique concerne les élections présidentielles : il n’y a donc aucune urgence à légiférer sur cette question. Il me semblerait préférable de prendre en compte les conclusions du rapport d’information de nos collègues Aurore Bergé et Pierre-Yves Bournazel sur la nouvelle régulation de la communication audiovisuelle à l’ère numérique. Il me semble que tout ce qui relève de la calomnie et des fausses informations à l’endroit des hommes politiques en temps de campagne électorale devrait s’insérer dans ce cadre de réflexion plus large sur les nouvelles formes de régulation.

Il importe également, et c’est un point important, de travailler en harmonie avec l’Union européenne. Vous nous avez dit, monsieur le rapporteur, que vous vouliez poser un jalon avant d’entreprendre des démarches plus importantes ou plus globales au niveau européen. Mais est-il vraiment utile de créer une procédure spécifique sur un sujet aussi précis, avant de travailler avec l’Union européenne à une régulation plus générale ? Nous constatons, même si nous trouvons toujours que les choses évoluent trop lentement au niveau européen, qu’il se passe des choses en la matière. Une consultation publique sur la désinformation a été lancée ; il existe par ailleurs une task force, autrement dit une cellule de communication stratégique, à destination de l’Europe orientale, qui sert à contrer les campagnes de désinformation qui pourraient provenir de cette région.

Pour en revenir à la définition des fausses nouvelles, je vous ferai remarquer que l’Union européenne en a proposé une : « informations dont on peut vérifier qu’elles sont fausses ou trompeuses, qui sont créées, présentées et diffusées dans un but lucratif ou dans l’intention délibérée de tromper le public et qui sont susceptibles de causer un préjudice public ». Cette formulation aurait pu nous être utile pour élaborer notre propre définition des fausses nouvelles.

Votre idée de réglementer les plateformes et de les faire monter en première ligne est utile, mais il existe déjà, au niveau européen, le projet de créer un code de bonnes pratiques, mis au point par les plateformes en lignes elles-mêmes, associé à un réseau européen de vérificateurs de faits. Si les plateformes ont accepté de jouer le jeu, c’est parce qu’elles craignent que l’Union européenne n’adopte des règles trop coercitives.

Cette proposition de loi aborde un sujet très important, je le répète, mais il me semble que cette focalisation sur la période des campagnes électorales n’est pas pertinente, car ce sont des faits qui me semblent moins graves que tous les discours de haine qui circulent aujourd’hui sur internet.

Il me semble donc important, au-delà de la question des élections européennes, de trouver une réponse efficace contre les déferlements de haine que nous constatons sur internet, et qui ont des conséquences délétères sur notre société et notre vivre-ensemble. Continuons à travailler, parce que cette proposition de loi, partielle et imprécise, n’est pas à la hauteur de nos attentes. Je vous invite donc à voter cette motion de rejet préalable.