Patrick Simon, avait eu la gentillesse de m’inviter à prendre part mardi 15 octobre prochain au colloque organisé au CERI, rue Jacob, sur le thème « Gauche et Race ». Françoise Vergès, David Roediger et Satnam Virdee y interviendront. Mes obligations dans l’hémicycle m’empêcheront malheureusement de prendre part à cet échange, mais je tenais néanmoins à mettre en ligne quelques réflexions que j’aurais souhaité y faire.

Avènement du mot race

Le terme de “race” s’il ne nait pas avec le XIXè siècle devient un vocable majeur du champ social à cette époque : en biologie, en philosophie, en science politique, en médecine,il est utilisé couramment. Le philosophe, diplomate et essayiste, Arthur de Gobineau lui donne ses lettres de noblesse, ou plutôt d’ignominie, en faisant paraître en 1853 son célèbre Essai sur l’inégalité des races humaines. Il y explique l’existence de trois races : la « blanche », la « noire » et la « jaune ». Chacune possédant ses caractéristiques, et surtout ses valeurs. La « race noire » et la « race jaune » étant naturellement soumises à la « race blanche » qui a pour elle « le monopole de la beauté, de l’intelligence et de la force ». Gobineau s’inquiéte du métissage , mélange des races dans lequel il entrevoit l’inéluctable décadence de la société et, à terme, la mort de la civilisation proprement dite. Indépendamment de l’indigence de la démonstration, d’ailleurs très critiquée et parfois moquée à l’époque de sa parution, cet ouvrage fait état d’un climat idéologique, politique et scientiste qui imprègne les mentalités d’alors : On mesure les cranes, on essaie de définir celui du criminel né ,et ainsi de suite.Il deviendra la pierre de touche et le livre de référence des théoriciens, des hommes politiques comme des criminels racistes. Cet ouvrage, heureusement aujourd’hui relégué au statut de document historique, fait alors date.
Lévi-Strauss, dans son ouvrage Race et Histoire, opposa aux thèses de Gobineau une réponse, une critique et une contradiction de grande envergure et qui reste aujourd’hui encore une référence majeure de la pensée.

Lévi-Strauss oppose au terme de races celui de cultures, rompant avec le biologisme mortifère et entrevoit dans le métissage des civilisations l’un ferment du progrès culturel et humain : “Tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures”. L’Histoire démontre bien qu’il n’y a pas de culture dominante à travers les siècles, et qu’aucune culture n’a le monopole de l’intelligence ni de l’innovation. Ainsi, par exemple, si la Révolution industrielle est le fruit de la culture européenne occidentale, la révolution du néolithique eut lieu à travers le monde au même moment.

Gauche et race : une vision à géométrie variable

La révolution française qui a mis fin à un ordre du monde fondé sur les inégalités entre les hommes et les différents ordres de la société a affirmé clairement le principe d’égalité entre tous. La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen dès l’article premier proclame ; « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
Les mèmes textes fondateurs, comme le Préambule de la Constitution de 1958, se montre aussi très clair, puisqu’il y est écrit explicitement à l’article 1e :
« La France .. assure l’égalité devant la loi de tous ses citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » .
Les textes fondateurs de la démocratie française sont donc explicitement antiracistes et égalitaires. Cependant durant tout le 19° siècle, le combat a perduré entre les tenants de l’ordre colonial, donc fondé largement sur la hiérarchie entre les races et les défenseurs des droits de la personne humaine , luttant pour l’’abolition;
Puis lorsque la colonisation a battu son plein, la gauche a été perplexe face à ce nouveau phénomène, et l’a en grande partie défendu,pas seulement pour procurer du bien être au prolétaire français, mais aussi au motif que les races supérieures ont le devoir d’éduquer les races inférieures, et aussi de leur apporter le progrès moderne. D’ailleurs une fois encore, à part la période napoléonienne où les mariages entre personnes de race différente étaient interdits, pour la plupart, la doctrine républicaine était de permettre à terme aux colonisés de devenir citoyens français donc de jouir de l‘égalité des droits même si leur couleur de peau était différente. . Cette volonté d’évangélisation républicaine, la très célèbre “mission civilisatrice” défendue par des radicaux comme Jules Ferry, explique l’expansion belliqueuse que la France va mener du XIXè siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, puis le maintien de l’Empire colonial jusqu’au milieu du XXè siècle. Cet idéal paternaliste est fondé sur deux grands préjugés, à savoir que les autres peuples, notamment africains et asiatiques, sont inférieurs aux peuples occidentaux, et que les idées des Lumières sont universelles et doivent donc être propagées aux « peuples inférieurs ».

Aimé Césaire évoque avec ironie, « ceux qui considèrent qu’on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut », donc un antiracisme teinté d’une forme de condescendance, et partagé souvent par les intéressés.

Mais à dire vrai cette question n’était pas essentielle dans le quotidien et les combats de la gauche, tant ce qui se passe en outremer et dans les colonies est souvent loin des préoccupations des français à cette époque.

Le principal combat de la gauche française jusqu’au début du XXè siècle fut avant tout d’établir et de consolider la République face aux monarchistes. Vient ensuite, avec la Révolution industrielle, un nouveau combat, celui de la défense des travailleurs et notamment des ouvriers. La gauche française est alors profondément imprégnée des idées universalistes des Lumières qu’elle souhaite diffuser à travers le monde et donc on recherche plutôt ce qui peut unir les travailleurs et non ce qui les divise.

La défense des minorités ne représente aucunement un combat à mener pour la gauche de l’époque. Cependant, certains faits, à partir de la fin du XIXè siècle, vont amener des personnalités majeures de la gauche française à défendre des minorités opprimées. Ainsi, lors de l’Affaire Dreyfus, Emile Zola ou George Clemenceau défendirent Alfred Dreyfus accusé de trahison par antisémitisme.

Du concept de race à la notion de minorité

La terminologie a aujourd’hui évolué, et la notion de minorité a pris place dans notre vocabulaire alors que celui de race est contesté. Le terme de minorité désigne désormais les groupes victimes d’une quelconque forme de racisme ou de discrimination, Il a été voté il y a un an que le mot “race” serait supprimé de l’article premier de la Constitution, après de longues années de combat. Si l’utilisation de ce terme en 1946 avait pour ambition de placer la France comme défenseur des opprimés, le Législateur a considéré qu’il n’avait désormais plus sa place dans notre Constitution car celui-ci renvoie aux heures les plus sombres du racisme et de l’antisémitisme. Mais comment lutter contre le racisme si le mot n’existe plus ?
Le vocable de minorité fut d’abord pour qualifier les différents peuples constituants des grands Empires du XIXème siècle, tels que l’Empire prussien puis allemand ou l’Empire austro-hongrois. Il était souhaité que les peuples minoritaires soient associés en tant que tel à l’élaboration politique qui leur garantirait une forme de protection et de reconnaissance de statut.

Il a ensuite été utilisé fréquemment aux Etats-Unis lors des combats pour les droits civiques menés par les Afro-Américains dans les années 1960. Ce concept met en lumière l’existence de deux visions opposées de l’appréhension des différences humaines. La première, issue des Lumières, est une vision républicaine, « indifférenciée », qui établit que la seule communauté reconnue est la communauté nationale. Ainsi, les individus acquerront des droits et des libertés égaux en tant qu’individus et non de par leur appartenance à une communauté. La seconde vision anglo-saxonne, s’est d’abord développée dans les pays germaniques puis est entrée dans les mœurs aux États-Unis par le combat pour les droits civiques par des groupes de personnes.

La gauche comme défenseur des minorités depuis les années 1970-1980

En France, le terme de minorité entre dans le vocabulaire de la gauche dans les années 1970-1980 et est directement importé des pays anglo-saxons. La question de la défense des minorités oppressées ne se pose pas en tant que telle jusqu’aux années 1970-1980. En fait aucun terme n’est satisfaisant, mais la question s’est posée quand au bout de trois ou quatre générations d’immigration, pour des personnes françaises il était difficile de continuer à parler de travailleurs immigrés ou de gens issus de l’immigration alors qu’ils demeuraient porteurs de différences culturelles, religieuses ou d’un phénotype visible.

Les années 1980 voient donc l’émergence des mouvements anti-racistes dont de nombreux membres viendront grossir les rangs des partis de gauche. Depuis ces années, la gauche a porté l’anti-racisme comme projet politique, alors que le multiculturalisme est devenu présent dans notre société.
Aujourd’hui, ce combat de la gauche se traduit dans la défense des sans-papiers, des immigrés et des réfugiés, et dans la volonté d’accueillir décemment ceux qui cherchent un meilleur avenir dans notre pays.

Nous pouvons donc constater un basculement dans l’appréhension par la gauche de ces questions de “race” ou de minorités ethniques ou religieuses. Initialement, la démarche gauche républicaine, revenait à penser que le meilleur moyen de lutter contre le racisme et l’intolérance consistait à ignorer la couleur de peau, à nier les différences religieuses et culturelles dans l’espace public afin de les laisser s’exprimer seulement dans la sphère privée. La communauté nationale française et les valeurs républicaines qu’elle porte devait, pour exister et se consolider, ne pas tenir compte des origines diverses des Français. Il n’y avait que des Français et les origines, cultures, couleurs de peau, religions, si elles avaient leur place dans la vie de chacun n’avait aucune place dans les politiques publiques qui ne connaissait et ne reconnaissait que des citoyens de droit.

Mais à l’usage on s’est rendu compte que cette vision impeccable en théorie avait du mal à garantir l’égalité dans les faits et surtout à assurer l’égalité des chances ou l’accès à toutes les fonctions et responsabilités que garantissent nos textes fondateurs.

De même qu’il a fallu adopter des textes spécifiques pour garantir l’égalité reconnue aux femmes, on s’est aperçu que pour prendre en compte la diversité de la France, il faut arrêter d’en ignorer l’existence. Aujourd’hui, le discours d’une partie de la gauche vis à vis de la “race” est de respecter les origines et les particularismes ethnico-religieux, donc de différencier les citoyens français, afin de protéger ces minorités. Il y a entre ces deux visions, qui certes partagent un même objectif d’égalité, deux attitudes diamétralement opposées, ce qui occasionne des débats sans fin, souvent arbitrées par le prisme de la laicité. Il nous reste à réfléchir aux limites de l’une et de l’autre, aux avancées qu’elles permettent ou aux reculs dont elles peuvent s’accompagner. Il faut aussi continuer une politique efficace de lutte contre les discriminations.

Mais il est clair que le monde ayant évolué, notre société ayant changé depuis le 18° siècle, nous devons inventer une meilleure articulation entre ces deux approches pour que notre société en sorte renforcée.